Le sens d'un assassinat par B. Guetta

Chronique géoplitique par Bernard Guetta sur France Inter ; émission du jeudi 5 mars 2015.

"Une semaine, demain, après sa mort, on ne sait toujours pas, et ne saura sans doute jamais, qui a fait tuer Boris Nemtsov. On sait, en revanche, qu’il fallait que ses assassins se sentent bien sûrs d’eux pour aller le tuer à deux pas du Kremlin, dans le quartier le plus surveillé de Moscou, et que ce n’est pas de n’importe quel opposant que le Kremlin est maintenant débarrassé.


Boris Nemtsov avait été vice-Premier ministre de Boris Eltsine dont il fut l’un des dauphins possibles avant que Vladimir Poutine n’emporte la mise. Il avait, autrement dit, été au cœur du processus de privatisation de l’économie russe, de ce partage des richesses nationales entre hommes de l’ancien appareil communiste et nouveaux chevaliers d’industrie qui fut le plus grand hold-up de l’histoire. Non seulement il savait tout des secrets de famille de la nouvelle Russie mais il avait été très proche, de par ses fonctions, de beaucoup des gens qui sont, aujourd’hui, à la tête des plus grandes fortunes du pays. 


C’était, en un mot, un homme du nouveau sérail russe mais un homme en rupture avec ce milieu qu’il avait tant contribué à créer car, tout comme il y avait eu des communistes soviétiques qui croyaient au communisme, il y avait également eu d’authentiques libéraux dans l’entourage de Boris Eltsine. 


Sincèrement convaincu que la liberté du marché et la liberté tout court n’allaient pas l’une sans l’autre, Boris Nemtsov était l’un d’entre eux mais, lorsque l’ère Poutine est venue démentir ses certitudes, il était passé à l’opposition avec tout autant de volontarisme. Il pourfendait la corruption. Il dénonçait l’annexion de la Crimée et l’ingérence des troupes russes en Ukraine orientale. Il était tout entier opposant à Vladimir Poutine et, avec lui, l’opposition disposait de sa seule figure d’envergure nationale. 


Cela aurait suffi à en faire un homme dangereux mais Boris Nemtsov était surtout le seul opposant à pouvoir être pris au sérieux par les grandes fortunes russes, par cet argent qui, désormais, s’inquiète toujours plus de l’aventure ukrainienne. Les pirates des années 90 sont devenus des grands noms de la banque et de l’industrie. Ils n’aspiraient plus maintenant qu’à être reconnus et intégrés par leurs pairs occidentaux et certainement pas à voir la Russie se refermer sur elle-même ou, pire encore, voguer vers la Chine. 


Il y aujourd’hui une rupture entre Vladimir Poutine et l’argent russe qui se sent trahi par ce président dont il avait pourtant été l’un des deux parrains avec les « siloviki », les hommes des forces de sécurité, qui ont désormais pris le pas sur ces grandes fortunes dont Boris Nemtsov, libéral grand teint et héros des nouvelles classes moyennes, aurait un jour pu devenir la maîtresse carte. 


Son assassinat scelle un retournement d’alliance au sommet du pouvoir russe. Ce n’est plus les services de sécurité et l’argent mais les services de sécurité et l’Eglise qui oeuvrent ensemble à restaurer la Grande Russie en la refondant sur l’absolutisme et le traditionalisme. S’il prenait vraiment l’envie aux grandes fortunes de s’allier aux classes moyennes pour contrer Vladimir Poutine, le sort de Boris Nemtsov est venu leur dire ce qui les attendrait alors."